Groupe d’étude de philosophie japonaise 

(Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est, Inalco / Université de Paris / CNRS, F-75013 Paris)

Communications
Samedi 29 mai 2021, vidéoconférences sur Zoom 
9h30 -12h00 l’heure de Paris, 4h30 – 7h00 PM l’heure de Tôkyô

Programme

9h30-10h10 

KUWAYAMA Yukiko  (Université Hildesheim, Inalco)

« Ki, perception, sentiment – une phénoménologie linguistique de l’expérience antéprédicative »

10h10-10h25 questions – réponses 
10h25-10h35  pause

10h35-11h15 

Raphaël PIERRES (Université Paris I-Panthéon Sorbonne )

« Grammaire du kokoro (心) »

11h15-11h30 questions – réponses 
11h30-12h   discussion générale 

12h00  (7h00 PM l’heure de Tôkyô) la fin de séance 

Pour le lien Zoom, prière de contacter : takako.saito@inalco.fr
contact courriel : takako.saito@inalco.frakinobukuroda@gmail.comarthur.mitteau@univ-amu.fr, simon.ebersolt@gmail.com

Résumé (KUWAYAMA Y.)

   Dans cet exposé, nous allons présenter un résumé de notre thèse qui s’intitule à l’origine, en allemand, « Ki, fühlen, empfinden – eine linguistische Phänomenologie vorprädikativer Erfahrungsformen ». Elle est caractérisée par une méthodologie linguistique phénoménologique. Pour approcher la dimension antéprédicative de l’expérience qu’on peut désigner comme « perception et sentiment », nous posons quelques étapes : dans un premier temps, nous allons contextualiser la thèse du discours phénoménologique confronté directement à la diversité des langages naturels, notamment concernant la description de phénomènes ; dans un deuxième temps, nous introduirons le mot ki à l’aide des traductions processuelles d’expressions en utilisant un lexique ; dans un troisième temps, nous ferons le parallèle entre les deux domaines ki et Gefühl dans la langue allemande. Partant d’un repérage des similarités entre ces deux champs notionnels avec un focus sur l’approche de Yuho Hisayama basée sur la « nouvelle phénoménologie » chez Hermann Schmitz et Gernot Böhme, nous analyserons la différenciation des deux domaines.

        Le mot ki a beaucoup de sens différents. On le remarque notamment quand on compare ses traductions possibles entre le japonais et les autres langages naturels. Le domaine ou le champ notionnel ki (comme l’ensemble des sens de l’expression, ce que J.L. Austin désigne comme word meanings) peut apparaître plus vaste que celui du mot Gefühl en allemand. Le sens d’« attention » (par exemple ki o tsukeru – faire attention) est un bon exemple. Les traductions comme « en un souffle » (in einem Atemzug, , 一気に, ikki ni), « l’air » (Luft, 空気, kūki), « l’intention » (Intention, 気になる, ki ni naru1, 気にする ki ni suru 2), « le courage » (Mut, Mutig-Sein, 勇気 yūki), ou « le mode de vouloir et l’être énergétique » (Wollen und Kraftvoll-Sein, 志気 shiki ou 意気 iki) peuvent clairement souligner la diversité des sens du mot. Le mot ki peut exprimer différents caractères de l’homme et du monde comme la matérialité, la corporalité, la spiritualité, l’affectivité ou l’émotionnalité. Ainsi, le mot ki peut paraître complexe à traduire. En comparaison, le mot kokoro ( 心 , Herz ou Herzgeist,3 cœur) a son noyau sémantique à la dimension d’expérience plus privée des sentiments, même s’il peut toucher également des dimensions de sentir, comme le mot ki.4 Outre une introduction historique à propos de la distinction de kokoro et ki de néoconfucianisme, nous travaillons à trouver un axe entre une approche orientée spatialement (phénoménologie de l’atmosphère et ki comme l’approche de Hisayama, Schmitz et Böhme) et de la perspective de la première personne, qui sent et parle de son cœur (心の内を打ち明ける kokoro no uchi o uchiakeru).

        De cette manière, nous arrivons à toucher la frontière entre dimension de l’expérience antéprédicative et prédicative au moyen des expressions verbales et concrètes. Dans le cadre de l’exposé, nous avons choisi de nous concentrer sur la dimension antéprédicative au moyen d’idées merleau-pontiennes comme la « pensée sauvage » ou l’« existence brute et préalable ». Il apparait que même cette étape puisse tourner autour du cœur (心) qui change (心変わり kokorogawari) comme la météorologie (天気, tenki), mais qui prend des décision (決心する) de temps en temps et qui trouve sa paix (穏やかな心) également de temps à autres.

 1. L’expression « ki ni naru » (気になる) peut être traduit comme « quelque chose me concerne » en français.
2. L’expression « ki ni suru » (気にする) peut être traduite comme « s’inquiéter de quelque chose » ou « se préoccuper de quelque chose ». J’ai hâte de poser de telles questions ouvertes dans le cadre de mon exposé concernant les traductions des expressions en français.
3.  Wohlfahrt (2001): p. 17.
4.  c.f. Yamaguchi (1997): p. 61., Kimura (1995): p. 126f., Hisayama (2014): p. 89.

Résumé (R. PIERRES)

Nous mobilisons ici la notion japonaise de 心 comme outil pour dépasser – ou problématiser –le partage entre intérieur et extérieur. 心 (kokoro) est l’un des termes les plus couramment utilisés en japonais pour désigner le mental, quoiqu’il englobe une dimension affective : en ce sens, il renvoie à la fois au coeur et à l’esprit, et semble subsumer la séparation entre pensée et corps (de fait, nous le retrouvons également comme clé dans le verbe 思う, omou, penser). Nous cherchons ici à en déployer les implications. Les coordonnées de notre interrogation peuvent être posées en situant la notion de 心 à l’aide des outils proposés par Ricoeur dans le quatrième chapitre de L’homme faillible, en particulier vis-à-vis des notions de sentiment et de θυμός (thumos).
Dans ce cadre conceptuel, nous nous attachons plus spécifiquement à analyser la portée et les limites de la notion de 心 en regard du problème de la localisation du mental. Ce problème trouve une première traduction remarquable dans la philosophie de Nishida autour de l’idée que l’esprit doit et ne peut pas être localisé dans le monde. C’est sous cet angle que nous commençons à saisir en quoi la notion de 心 ouvre à une forme de dépassement de l’intériorité, en tant que notion mixte. Comme Nishida l’indique dans un article de jeunesse, 心の内と外, il n’y a pas d’un côté le monde intérieur, de l’autre, le monde extérieur : en ce sens, le 心 n’est ni intérieur ni extérieur. En s’appuyant sur ce caractère mixte du 心, il est possible de tendre vers une forme de monisme. Au début de son travail, dans 善の研究, Nishida accorde une grande importance à l’expérience pure (純粋経験) où la distinction entre intérieur et extérieur n’a pas cours, à la manière du mouvement instinctif de l’animal, ou de la perception du nouveau-né. Le paradoxe tient à ce que si pensée et étendue ne sont pas deux ordres logiques ou ontologiques strictement distincts, alors la question du lieu de la pensée doit être reposée.
D’un deuxième point de vue, la notion de 心 signale en effet l’ancrage du soi dans la chair : elle joue à la fois comme point d’application des catégories spatiales à l’esprit, en tant qu’il est associé à un corps particulier, situé dans un espace déterminé. Pour aborder cette tension d’une manière plus aisément compréhensible, nous ouvrirons ici une étude de cas, que nous désignons provisoirement comme grammaire du 心. L’enjeu de cette enquête lexicologique est de rendre plus concrète la question théorique de l’incarnation de l’esprit. Si son premier objet est bien l’observation d’expressions courantes en japonais afin d’en mesurer la portée, il faut toutefois faire un pas de plus. En effet, la mention par Nishida de l’éthique et de l’esthétique comme chemins pour retrouver cette indistinction nous invite à étudier des usages remarquables dans les textes poétiques, mais aussi dans certains textes bouddhiques classiques. Ces analyses ponctuelles ont pour horizon une conception non-naturaliste de l’incarnation, dans le fil de ce que Merleau-Ponty désigne, en particulier dans ses cours de 1954 au collège de France, comme « l’institution des sentiments ».

Ce caractère institué du sentiment permet enfin de remettre en question le caractère privé que semblait d’abord impliquer la notion de 心. L’influence de la polémique analytique contre l’intériorité conduit ainsi Ōmori à souligner que les sentiments ne sont pas indépendants des situations, contre la tendance à les renfermer dans le coeur. La critique de l’intériorité dans 物と心 engage à la fois une dimension épistémologique, en tant qu’il s’agit de dépasser la distinction entre la chose et sa représentation. C’est bien l’intériorité du coeur qui se trouve battue en brèche (「心」には「中」がないのである。) Ce qui était tenu pour le plus intime, l’au-dedans radical, est projeté d’un même mouvement dans la dimension d’un environnement et d’une atmosphère. Faisant retour vers notre point de départ, il faut bien, à la fin, poser à nouveau la question, afin de mesurer apports et apories de cette proposition singulière : la philosophie du 心 est-elle enfin la « philosophie du coeur » que Ricoeur appelait de ses voeux, pour dépasser un certain partage entre intériorité et extériorité ?